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Sentences
21 mai 2005

Tibhirine, 9 ans déjà.

Le 21 mai 1996, sept frères trappistes du monastère de Tibhirine étaient sauvagement assassinés. Ce crime, qui ensanglantait une fois de plus la terre d’Algérie, émut profondément l’opinion internationale.
lundi 16 mai 2005
Depuis des chrétiens, des musulmans mais aussi des incroyants se sont levés pour tenir en éveil la mémoire de ces hommes de Dieu, convaincus de l’urgence d’une meilleure compréhension entre les religions pour lutter contre l’intégrisme, sous toutes ses formes.

Parmi eux se trouve Hubert de Chergé, le frère de Christian de Chergé, prieur du monastère de Tibhirine. Il s’est entièrement consacré au dialogue islamo-chrétien après la mort des sept moines de l’Atlas.

Rachid Koraïchi, Leïla Sebbar et Sid Hamed Agoumi, sont aussi de ceux qui ont tenu à leur rendre un hommage particulier. Respectivement plasticien, écrivain et acteur, ils ont mis leur art au service de la mémoire des frères trappistes en créant les Sept Dormants.

Tous les trois se sont retrouvés, avec Hubert de Chergé, au Centre d’Etudes Théologiques de Caen, le 12 mai dernier, pour la présentation de cette œuvre originale. Il s’agit d’un livre d’art rassemblant quatorze gravures mettant en perspectives sept textes rédigés en l’honneur des moines par sept écrivains contemporains (John Berger, Michel Butor, Hélène Cixous, Sylvie Germain, Nancy Huston, Alberto Manguel et Leïla Sebbar).

Les visiteurs peuvent ainsi, jusqu’au 14 juin, contempler une centaine de planches présentant les pages de ce livre sous forme d’exposition.

Un entretien a été réalisé pour RCF 14 à cette occasion par le Centre d’Etudes Théologiques. En voici la transcription.

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Thomas Gueydier - Hubert de Chergé, quel regard portez vous sur les années qui se sont écoulées depuis les événements de 1996 ?

Hubert de Chergé - Par le fait des circonstances, je me suis trouvé très vite, dès le 27 mars 1996, c’est-à-dire dès le jour où nous avons été averti de l’enlèvement des frères de Tibhirine, en contact avec deux personnes qui faisaient partie d’une association entre chrétiens et musulmans, un prêtre et un algérien qui ont voulu tous les deux témoigner auprès de ma mère, qui vivait encore à l’époque, de leur soutien et de l’esprit dans lequel ils étaient, à la fois très choqués et très unis.

Il y a eu un très bel échange entre ma mère, ce prêtre et ce musulman, chacun disant : nous allons prier pour chacun des moines et aussi pour ceux qui ont commis ce meurtre. Et puis ensuite, progressivement, je me suis trouvé en contact avec cette association et maintenant, plus largement avec d’autres pistes, avec d’autres cheminements qui me font chaque jour voir que, finalement, les différences entre islam et christianisme peuvent être des richesses et peuvent nous convertir à notre propre religion.

Ce qui est formidable et ce dont je peux témoigner, comme les nombreux musulmans que je côtoie, c’est que notre foi s’enrichit au contact des autres. J’ai délibérément choisi de m’investir plus profondément dans cet engagement - en prenant ma retraite de manière anticipée - parce que j’ai pris conscience qu’il y avait beaucoup d’ignorance, beaucoup d’incompréhension et beaucoup de peurs aussi bien chez les chrétiens vis-à-vis des musulmans que chez les musulmans vis-à-vis des chrétiens.

Je prendrai l’exemple de la Croix. Elle est, pour les chrétiens, le symbole de l’Amour de Dieu pour tous les hommes. Mais pour beaucoup de musulmans, c’est un objet qui rappelle des événements terribles, comme les croisades. Il y a donc nécessité de s’expliquer, nécessité d’échanger. J’ai moi-même enrichi ma lecture du Carême en écoutant des musulmans parler du Ramadan et, inversement, je connais des musulmans qui redécouvrent le Coran à l’écoute des chrétiens. Il y a dans ces échanges quelque chose de très fort qui peut se passer.

T.G - Rachid Koraïchi, la mort des moines de Tibhirine a été pour vous à l’origine d’une œuvre littéraire et artistique intitulée les Sept Dormants, qui se présente comme un hommage. Comment est né un tel projet ?

Rachid Koraïchi - En réalité, quand j’ai rencontré Hubert de Chergé pour la première fois à Paris, j’avais le projet plus large de faire un mémorial sur le monastère avec des pierres érigées à la mémoire de chacun des moines et un grand bassin d’eau réfléchissant le ciel sur la terre d’Algérie. Sur ce, Hubert m’a dit d’aller voir l’archevêque d’Alger, Monseigneur Tessier, ainsi que les moines qui, à l’époque, comptaient revenir à Tibhirine. Ces derniers ont trouvé le projet de mémorial très intéressant mais ils m’ont dit que deux choses s’opposaient à sa réalisation dans l’immédiat : l’insécurité qui était encore très grande et surtout la situation sociale de la population locale avec laquelle les moines avaient été en osmose.

Et là, ils m’apprirent que les habitants de Tibhirine n’avaient pas de mosquée et qu’ils faisaient la prière dans le monastère. Ce qui - entre parenthèse - en dit déjà long sur le lien que les moines avaient su instaurer entre christianisme et islam. De plus, ils m’ont dit que le village manquait d’eau. L’urgence n’était donc pas au mémorial mais plutôt au forage d’un puits. Me voilà reparti le soir même chez un ami de mon père, à qui je raconte cette histoire, et, au moment de partir, il me donne un gros chèque en me disant : ça, c’est pour la mosquée de Tibhirine. Et, quelque temps après, on a aussi trouvé les moyens de donner de l’eau au village.

T.G - Votre premier contact avec Tibhirine ne fut donc pas celui que vous attendiez ...

Rachid Koraïchi - Effectivement, parti pour une histoire de mémorial, j’ai finalement œuvré pour la construction d’une mosquée et pour le forage d’un puits. Par la suite, j’ai contacté quelques amis écrivains pour rendre hommage aux sept moines. J’avais vraiment l’idée de faire quelque chose d’œcuménique, sans pour autant que les artistes d’origine musulmane, chrétienne ou juive soient pratiquants ou même croyants.

Je voulais aussi donner à cet hommage une dimension internationale en faisant appel à des écrivains qui, bien qu’attachés d’une manière ou d’une autre à la terre d’Algérie, viennent d’horizons différents afin que la mémoire des toutes ces victimes massacrées à l’insu du monde entier, soient honorée comme il se doit. N’oublions pas que tous ces crimes, dont l’assassinat des frères n’est malheureusement qu’un exemple - on pourrait parler aussi du meurtre du Directeur de l’Ecole des Beaux Arts ou du Directeur du Théâtre d’ Oran - se sont déroulés en vase clos, les journalistes ayant peur de venir en Algérie et d’être comptés au nombre des victimes.

T.G - Comment avez-vous procédé pour mettre en œuvre la rédaction à quatorze mains d’un tel livre ?

Rachid Koraïchi - Une fois contacté mes amis écrivains, j’ai commencé par leur envoyer le Testament de frère Christian. Je leur ai demandé de lire ce texte, de me dire ce qu’ils en pensaient en leur proposant de partager, de s’associer à cette histoire. Je ne savais pas s’ils allaient dire oui ou non. Ils auraient pu refuser. En fait, les réactions furent formidables. Mais rien n’était décidé. Ils étaient libres d’écrire une, deux, trois ou vingt pages.

Chacun s’est exprimé en fonction des rapports qu’il avait avec l’Algérie. Hélène Cixous et Leïla Sebbar ont un lien direct avec ce pays. Alberto Manguel, qui vient d’Argentine, a connu lui aussi, dans son pays, des périodes de tortures et de tueries très dures. Nancy Huston est canadienne mais elle a écrit un livre consacré à l’Algérie. Je connaissais bien Michel Butor, avec qui je parlais fréquemment des événements qui secouaient l’Algérie etc...

Très vite, j’ai eu la surprise de voir les textes arriver. C’était un poème ou un texte de vingt pages. L’idée était de donner une liberté totale aux auteurs. La moindre phrase avait sa place et sa raison d’être dans ce témoignage.

Ensuite mon rôle de plasticien a été de faire se rencontrer ces textes afin qu’ils prennent leur amplitude et leur respiration grâce aux quatorze gravures que je réalisais en parallèle. L’idée n’était pas d’illustrer ces textes mais d’apporter ma propre écriture dans ce témoignage.

T.G - Leïla Sebbar, vous êtes l’un des auteurs des Sept Dormants. Comment ce travail s’inscrit-il dans votre itinéraire personnel ?

Leïla Sebbar - Le meurtre des moines a été très frappant pour tout le monde. Moi qui suis agnostique et qui ne suis ni musulmane, comme mon père, ni catholique, comme ma mère, je n’ai pas hésité à accepter la collaboration que Rachid proposait. Il nous a donc envoyé un dossier rassemblant les différents éléments de l’histoire, que je connaissais en partie pour me tenir fréquemment informée de tout ce qui se passe en Algérie. Je dois dire que c’était difficile, non pas d’accepter de s’associer à un tel projet mais de savoir ce qu’on allait pouvoir écrire et comment on allait pouvoir l’écrire. J’ai malgré tout réussi à rédiger un texte. J’en ai été étonnée.

T.G - Ce texte est différent des autres textes que vous avez pu écrire ? Il a un statut particulier ?

Leïla Sebbar - Oui, il a un statut particulier. C’est vrai. D’une certaine manière, c’était pour moi le moment de réfléchir à la présence chrétienne en terre algérienne. Ce qui n’avait jamais été l’objet de mes réflexions dans mon histoire et dans ma vie. Et c’est vrai que, depuis ce moment-là, je m’intéresse d’avantage à cette présence.

T.G - Ce regard vous a amené à renouveler votre regard sur les chrétiens ?

Leïla Sebbar - Non pas à renouveler, puisqu’il n’existait pas vraiment mais à fonder peut-être quelque chose.

T.G - Pour un autre des sept auteurs, l’hommage rendu aux moines de Tibhirine constitua une étape particulière. Il s’agit d’Hélène Cixous...

Rachid Koraïchi - Hélène avait un regard très violent sur la chrétienté. Durant toute son enfance, qu’elle passa en Algérie, les chrétiens étaient assimilés à Vichy et à l’extermination des juifs. Ils la terrorisaient. Malgré cela, elle a écrit un texte dédié à des moines représentant la religion du colonisateur, qui nous a cassé, qui nous a fait peur... C’est dire que l’histoire de ces Sept frères a labouré profondément des territoires intérieurs.

T.G - Sid Hamed Agoumi, comment les Sept Dormants ont-ils croisé votre chemin ?

Sid Hamed Agoumi - Un jour Rachid Koraïchi m’a appelé pour déclamer les textes des Sept Dormants à l’abbaye d’Aiguebelle. Ce fut très important pour moi de manifester en tant qu’algérien ma colère et ma honte, à l’annonce de l’assassinat des sept moines. Ma colère parce que ce crime est abominable et ma honte parce qu’il a été commis au nom de l’Islam et au nom d’un peuple pris en otage, innocent de ce crime. Le meilleur moyen pour l’acteur que je suis d’exprimer cette colère et cette honte, c’était de parler à travers les auteurs qui savent dire ce que je suis incapable de dire aussi bien qu’eux.

Lire les textes absolument magnifiques des Sept Dormants, c’est aussi pour moi une façon de conjurer cette honte et cette colère. C’est un peu comme une confession, où l’on dit sa faute. Car je me sens responsable, indirectement responsable de ce qui s’est passé. La manière de dire ces textes avec l’émotion que j’y mets est une manière de conjurer le mauvais sort.

© CETh 2006 - Réalisation : spyrit.net

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