13 janvier 2007
Yennayer dans la culture berbère
Nombreux sont les Berbères pour qui des mères ou des grand-mères, gardiennes jalouses des traditions, ont dû dire sans savoir l'élucider, que "amenzu n yennayer" (premier janvier) se célèbre approximativement le 13 janvier dans le calendrier grégorien (le calendrier actuel) et on a 3 jours pour le fêter. On prépare pour l'occasion un repas, différent du quotidien, qui se prend en famille dans une atmosphère rituelle.
Le berbère d'antan utilisa un mode de connaissance du temps faisant référence au cycle régulier de la végétation auquel plus tard, d'une façon parallèle, il associa des repères célestes. Sa vie fut ainsi rythmée au mouvement des astres. Il l'a jalonnée au point qu'on arrive à détecter aisément l'existence de deux calendriers. L'un agraire qu'il savait manier par la connaissance de la vie des végétaux (bourgeons, fleurs, feuilles, etc.); l'autre astronomique qu'il a banalisé et transmis par des pratiques culturelles populaires (dictons, contes, rites, etc.). Leur fonctionnement nous enseigne de l'existence de deux "portes de l'année". Celle qui fait démarrer la période agraire dont le début (anebdu) fut fixé au 13 Août du calendrier grégorien (1er Août du calendrier julien) dont le repère céleste lié à cette date fut le levé héliaque de Sirius (étoile de la constellation du grand chien)*. L'autre nommée "tabburt u segwas" (la porte de l'année) dont le premier jour "amenzu n yennayer" est célébré annuellement par l'ensemble de la nation berbère.
Genèse du mois de yennayer et l'incertitude de l'année julienne.
L'impact culturel de la domination romaine en Afrique du nord n'est pas insignifiante (l'influence réciproque n'est pas aussi sans effets). Les berbères, peuple séculaire de la région voilà plus de 7000 ans, en dépit de leur farouche résistance aux étrangers, ont su adapté à leurs valeurs de vie celles des autres peuples qui ont foulé leur terre.
Dans les temps éloignés, l'année civile chez les Romains commençait le premier jour des calendes de Mars (1er Mars) et comportait 304 jours répartis en quatre mois de 31 jours et six mois de 30. Elle était en décalage important par rapport au mouvement des saisons. Son premier jour sillonnait "en marche arrière" le cycle du soleil dont il faisait le tour en cinq années. Le premier jour de l'an tombait donc au printemps tous les cinq ans.
Pallier le dysfonctionnement d'une telle année, Numa Pompilius (entre -715 et -762), alors Roi de Rome, introduisit par décret les deux mois Januarius (Janvier ou Yennayer) et Fébruarius (Février ou Furar). Désormais l'année civile romaine compte douze mois. Elle fut divisée en quatre mois de 31 jours, sept de 29 et un de 28 qui est Fébruarius. En revanche, Junuarius comporte 31 jours et fut dédié au "Dieu des portes". Par analogie, chez les berbères, le début de l'année fut baptisé "tabburt u segwas" (appellation rencontrée à présent dans certaines contrées de Kabylie).
Avec ses 355 jours, l'année civile reste courte. Afin de l'ajuster par rapport à l'année des saisons (année solaire), les Romains lui rajoutaient un mois de 29 jours tous les deux ans.
Le calendrier connaissait, sans cesse, des vicissitudes. Il fut fixé, en -45, par un décret de Jules César. Celui-ci fit venir Sosigène (astronome égyptien d'origine grecque) pour réaliser la réforme du calendrier. Était ainsi donc né le calendrier julien, l'ancêtre du calendrier grégorien. Ne tenant plus compte du mouvement lunaire, il est ajusté à l'année solaire (année astronomique) qui comporterait, selon l'astronome, 365,25 jours. En fait, Sosigène reprit la valeur de l'année sothiaque (année moyenne d'un levé héliaque de Sirius au suivant) qui était en vigueur en Égypte. Cependant, Hipparque, un autre astronome, attribua à l'année solaire (année tropique) une valeur de 365 jours 5 heures et 55 minutes qui était plus proche de la réalité (365 jours 5 heures et 49 minutes). Un si faible écart entre les deux références parut négligeable et sans aucune signification dans un calendrier. Par commodité, l'année civile aura mieux un nombre entier de jours. Elle fut donc fixée à 365 jours et sera réajustée au mouvement solaire par l'ajout d'un jour tous les quatre ans. Ainsi était née l'année bissextile. Le bissexte (le jour additionnel) fut attribué à Février, jusqu'alors dernier mois de l'année.
La culture romaine était très encombrée de superstitions. Tous les mois étaient consacrés aux dieux. Ceux au nombre paire de jours étaient voués aux dieux infernaux et ceux au nombre impaire, considérés favorables, étaient consacrés aux dieux supérieurs. Pour ne pas bousculer ces croyances, le jour additionnel fut introduit en doublant le 24e jour du mois de février. Ce dernier apparaissait avoir donc un nombre pair de jours. Ce jour "maléfique" marquera de son empreinte la culture berbère (on le verra plus loin dans le texte).
La 46e année avant J.C fut chamboulée. On décida que l'équinoxe de printemps coïnciderait avec la date du 24 mars et le premier jour de l'an serait le 1er janvier et non, comme à l'accoutumé, le 1er mars (cette année là eut 455 jours).
Le calendrier julien véhiculera en son sein une année de douze mois ayant alternativement 31 et 30 jours durant l'année bissextile. Février n'aura que 29 jours en année normale. Une fois de plus le calendrier sera bousculé. Le 8e mois aura 31 jours et fut baptisé Auguste, en dédicace par Jules César à son petit neveu. Par souci d'égalité entre les deux hommes, le mois d'août aura comme celui de juillet (Julius en consécration à Jules César) 31 jours. Le mois de février aura en définitive 28 jours les années normales et 29 en bissextiles.
Malgré les importants ajustements qu'elle a subit, l'année julienne reste plus longue que l'année astronomique (365,2422 jours). Si l'écart (0,0078 jour) paraissait insignifiant à l'échelle d'une courte durée, il devient sérieusement perturbant à la longueur des siècles. Passons du siècle au millénaire, l'année julienne révèle ses imperfections. Elle sera incapable de jalonner durablement le temps et biaise le calendrier. Les saisons ne seront plus aux dates prévues. La dérive sera de plus en plus importante.
Les Pontifes alarmés par le décalage de la date de pâques qui dépend de l'équinoxe de printemps, se penchèrent sur le problème. Vers la fin du 16e siècle, à l'initiative du Pape Grégoire XIII, une réforme du calendrier julien fut réalisée. Les spécialistes engagés s'inspirèrent du travail fait, au préalable, par le Concile de Nicée en l'an 325. L'assemblée ecclésiastique voulait associer, selon ses règles, le dimanche de pâques à la première pleine lune du printemps. L'équinoxe tomba le 21 mars contrairement à sa date du 24 mars qui était celle du printemps en 45 avant J.C (début du calendrier julien). Les Pontifes de l'assemblée étaient persuadés que l'équinoxe observé tomberait indéfiniment le 21 mars. Ils fixèrent donc la date de pâques au dimanche suivant le 14e jour de la pleine lune qui tombe normalement le 21 mars.
L'objectif du Pape Grégoire XIII était de réajuster l'année civile par rapport à celle du soleil à l'instar de la réforme julienne et mettre en place un calendrier définitif. En 1582, 1257 ans se sont écoulés depuis la correction faite par le Concile de Nicée. L'équinoxe de printemps tomba le 11 mars.
La première action de la réforme grégorienne était de ramener le début du printemps au 21 mars, date réelle de l'équinoxe. Il faudra donc retrancher dix jours à l'année en cours pour la faire coïncider à celle du soleil difficilement maîtrisable. La seconde action est d'éviter la dérive à l'année civile et pérenniser le calendrier. Il fut décidé que les années séculaires ne seront plus bissextiles sauf celles dont le millésime est divisible par 4. L'année grégorienne (325,2425 jours) restera quand même légèrement plus grande que l'année solaire. L'écart (0,0003 jours) sera significatif dans une dizaine de milliers d'années.
Dès lors, la quasi-totalité des nations dans le monde adoptèrent le calendrier grégorien, sauf celles soumises à l'orthodoxie et à l'islam. Les berbères quant à eux sont restés attachés à l'année julienne d'origine tout en considérant la correction apportée par le Concile de Nicée. C'est ainsi donc qu'ils célèbrent leur "amenzu n yennayer" approximativement le 13 janvier dans le calendrier grégorien (le 1er janvier dans le calendrier julien) et choisissent un soir dans les trois jours autour de cette date.
Yennayer et ses rites.
Le vocable yennayer s'apparente au terme latin enneyer (janvier). Il est le plus utilisé dans l'univers culturel berbère, même si le Kabyle a tendance à employer parfois "ixf u segwas" (le début de l'année) ou encore "tabburt u segwas". Les At Waziten (les berbères de Libye) préfèrent "anezwar n u segwas" (introduction de l'année).
Ce mois marque les débuts du solstice d'hiver. Le soleil entame sa remontée. Les jours encore très froids se rallongent et instaurent l'espoir d'une meilleure année. Il est ritualisé d'une manière assez significative.
Imensi u menzu n yennayer (le dîner du 1er jour de janvier).
Le repas, préparé pour la circonstance, est assez copieux et différent du quotidien. Les rites "yennayériques" sont effectuées d'une façon symbolique. Ils sont destinés à écarter la famine, augurer l'avenir, consacrer le changement et accueillir chaleureusement les forces invisibles auxquelles croyait le berbère.
Pour la préparation de "imensi n yennayer", le Kabyle utilise la viande de la bête sacrifiée (asfel), souvent de la volaille, mélangée parfois à la viande séchée (acedluh) pour agrémenter le couscous, élément fondamental de l'art culinaire berbère. Le plus aisé affichent sa différence. Il sacrifie une volaille par membre de la famille. Le coq est pour l'homme (sexe masculin) et la poule pour la femme (sexe féminin). Un coq et une poule sont attribués à la femme enceinte dont l'espoir qu'elle n'accouche pas d'une fille qui était hélas souvent mal accueillie dans le patriarcat. En revanche, le premier yennayer suivant la naissance d'un garçon était d'une grande importance. Le père effectue la première coupe de cheveux au nouveau né et marque l'événement par l'achat d'une tête de boeuf . Ce rite augure de l'enfant le futur responsable du village. il est répété lors de la première sortie du garçon au marché. Il est transposé, dans les mêmes conditions, à la fête musulmane chiite de l'achoura, dans certaines localités berbérophones.
"Imensi n yennayer" se poursuit tard dans la nuit et la satiété est de rigueur. C'est même désobligeant pour la maîtresse de la maison (tamgart n u axxam) de ne pas se rassasier. Il est aussi un repas de communion. Il se prend en famille. On réserve la part des filles mariées absentes à la fête. On dispose autour du plat commun des cuillères pour signaler leur présence.
A travers les génies gardiens, les forces invisibles participent au festin par des petites quantités déposées aux endroits précis, le seuil de la porte, le moulin de pierre aux grains, le pied du tronc du vieux olivier, etc. et la place du métier à tisser qui doit être impérativement enlevé à l'arrivée de yennayer. Sinon les forces invisibles risqueraient de s'emmêler dans les fils et se fâcheraient. Ce qui est mauvais pour les présages.
Pour le Kabyle "amenzu n yennayer" détermine la fin des labours et marque le milieu du cycle humide. Les aliments utilisés durant ce mois sont les mêmes que ceux de la période des labours. La nourriture prise est bouillie, cuite à la vapeur ou levée. Les aliments augmentant de volume à la cuisson sont de bonne augure. La récolte présagée sera d'une grande quantité. Les différentes sortes de couscous, de crêpes, de bouillies, etc., et les légumes secs les agrémentant apparaissent. Les desserts servis seront les fruits secs (figues sèches, abricots secs, noix, etc.), de la récolte passée, amassés dans de grandes et grosses cruches en terre pourvues d'un nombril servant à retirer le contenu (ikufane).
Le mois de yennayer est marqué par le retour sur terre des morts porteurs de la force de fécondité. Durant la fête, les femmes kabyles ne doivent pas porter de ceinture, symbole de fécondité. Celles transgressant la règle subiraient le sortilège de la stérilité.
"Imensi n yennayer" nécessite des préparatifs préalables. Chez les Chaouis et les Kabyles, la veille, la maison est méticuleusement nettoyée et embaumée à l'aide de diverses herbes et branches d'arbres (pin, etc.). Elle ne le sera plus, durant les trois jours suivants sinon le balai de bruyère, confectionné pour la circonstance par les femmes lors de leur sortie à la rencontre du printemps (amagar n tefsut), blesserait les âmes errantes. On procède au changement des pierres du kanun (inyen n l'kanun).
Tous les gestes accomplis pendant la fête se font avec générosité et abondance. Les "yennayéristes" s'estiment recevoir, par leurs actions, la bénédiction des forces invisibles circonscrivant chez le berbère son univers de croyance.
Les jeux.
Les masques symbolisent le retour des invisibles sur terre. En période du mois de yennayer, les enfants kabyles se déguisaient (chacun confectionne son propre masque) et parcouraient les ruelles du village. Passant de maison en maison, ils quémandaient des beignets (sfendj) ou des feuilletés de semoule cuits (lemsemmen) pour qui les gens s'obligent de donner. Par ce geste d'offrande, le berbère de Kabylie tisse, avec les forces invisibles, un contrat d'alliance qui place la nouvelle année sous d'heureux auspices. Ce rite, comme celui de la première coupe de cheveux du nouveau né, est transposé à l'Achoura et repris lors de la période des labours. Le paysan distribuait d'humbles offrandes aux passants croisés sur son chemin et déposa de petites quantités de nourritures dans des lieux saints, en se rendant dans ses champs.
"Amenzu n yennayer" marqua toutes les régions berbérophones par des jeux liés aux morts de retour sur terre: carnaval de Tlemcen, jeux de "tagisit" (os) des femmes de Ghadames (Libye), ...
Le mythe de la vieille.
Dans l'univers culturel berbère, un drame mythique marqua, de sa forte empreinte, yennayer. Des histoires légendaires sont différemment contées au sujet d'une vieille femme. Chaque contrée et localité ont leur version. Les Kabyles disaient qu'une vieille femme, croyant l'hiver passé, sortit un jour de soleil dans les champs et se moquait de lui. Yennayer mécontent emprunta deux jours à furar et déclencha, pour se venger, un grand orage qui emporta, dans ses énormes flots, la vieille. Chez les At-Yenni, la femme fut emportée en barattant du lait. Chez les At-Fliq, yennayer emprunta seulement un jour et déclencha un grand orage qui transforma la vieille en statue de pierre et emporta sa chèvre. Ce jour particulier est appelé l'emprunt (Amerdil ). Le Kabyle le célébra chaque année par un dîner de crêpes. Le dîner de l'emprunt (Imensi u merdil) fut destiné à éloigner les forces mauvaises. A Azazga et à Béjaïa, la période de la vieille (timgarin) duraient sept jours.
Le mythe de la vieille exerçait une si grande frayeur sur le paysan berbère au point que celui-ci est contraint à ne pas sortir ses animaux durant tout le mois de yennayer. Le pragmatisme a fait que les jours maléfiques furent adaptés par le Kabyle à l'organisation hebdomadaire des marchés dans les villages. Cette répartition du temps de la semaine est encore d'actualité. Chaque commune de Kabylie possède son jour de marché. Pour l'esprit rationnel le tabou de ne pas sortir les animaux s'explique plutôt par l'utilisation de la bête comme source de chaleur pour la famille durant le mois le plus froid de l'année. L'architecture intérieure de la maison traditionnelle étaye au demeurant cette argumentation.
Le mythe de la vieille marqua, d'ouest en est, les régions berbérophones. A Fès (au Maroc), lors du repas de yennayer, les parents brandissaient la menace de la vieille si leurs enfants ne mangeaient pas à satiété: "la vieille de yennayer viendra vous ouvrir le ventre pour le remplir de paille". A Ghadames (en Libye), "Imma Meru" était une vieille femme, laide, redoutée malfaisante. Elle viendra griffer le ventre des enfants qui ne mangeaient pas des légumes verts durant la nuit du dernier jour de l'année, disaient les parents. Pour permettre aux jeunes pousses d'aller à maturité, l'interdit de les arracher s'applique par "Imma Meru a uriné dessus".
Étant conté différemment, dans la quasi-totalité des régions berbérophones, le drame légendaire de la vieille de yennayer a le même support culturel.
Des traditions berbères liées au changement de l'année se retrouvent dans plusieurs régions d'Afrique, voire du bassin méditerranéen. Elles s'apparentent parfois à de la superstition néanmoins elles participent à la socialisation des personnes, harmonisent et renforcent le tissu culturel. Des peuples d'identités différentes, considèrent les divers rites de yennayer faisant partie intégrante de leur patrimoine culturel.
Références bibliographiques
- Encyclopaedia Universalis. France S.A. 1989.
- Paul Couderc. Le calendrier. P.U.F. Que sais-je. N°203
- Jean Servier. Tradition et civilisation berbères. "Les portes de l'année". Éditions du Rocher. Août 1985.
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Introduction
Comment décrire Yennayer ? Si le calendrier berbère pose comme date de début 950 avant J.-C., date de la victoire du chef berbère Chachnak premier (ou Shéchonq) sur le pharaon d'Egypte, cette fête remonte à bien avant cet événement historique, qui n'est d'ailleurs pas daté avec précision. Son origine se perd dans la nuit des temps. Elle est célébrée sans doute depuis la préhistoire.
Depuis quelques années, elle connaît même un vrai regain, puisqu'elle est considérée comme une revendication identitaire par les Imazighen.
Sans prétendre épuiser le sujet, nous vous proposons dans cette page quelques explications. Afin de comprendre son sens, il convient de connaître son origine et les rituels qui, dans le passé, l’accompagnait. Beaucoup d’entre eux sont restés en vigueur de nos jours.
Le sens profond de Yennayer.
Yennayer est la première porte de l’année. On la célèbre le 12 ou le 13 janvier. Les rites et fêtes peuvent dans certaines régions s'étendre sur une semaine.
Dans le calendrier amazigh, il existe quatre portes, qui correspondent au début des saisons pour les sociétés du Nord. Elles signifient un passage d’un état à un autre et font référence à un très ancien calendrier agraire. Ces portes attestent que les hommes avaient acquis un savoir certain en astronomie dès la préhistoire. Yennayer correspond en effet très exactement au solstice d’hiver. C’est à ce moment que le soleil est le plus bas sur l’horizon à midi mais aussi que sa position est orientée le plus au Nord. C’est aussi le jour le plus court de l’année. Dès le lendemain, le jour gagne un peu moins d’une minute sur la nuit. Qu’il soit à la fois la fin du cycle de l’année et son renouveau se comprend alors aisément.
On ne sait pas comment les hommes ont découvert le solstice d’hiver, faute d’études sur ce point. Dans l’univers ancien, les planètes et les étoiles étaient aussi observés par les hommes. Comme les planètes s’écartent peu du trajet du soleil dans le ciel – l’écliptique – il est possible que les anciens aient pu remarquer leurs parcours dans le ciel et en tirer des conclusions. Il est possible également que le suivi de la position de certaines étoiles selon les saisons les aient aidés.
Ce qui est certain, c’est qu’ils connaissaient les solstices et équinoxes dès la préhistoire, et plus précisément dès le néolithique. Les quelques monuments et tombes qui nous sont parvenus de cette époque sont tous orientés selon les quatre points cardinaux et ceci tant en Afrique qu'en Europe. Il est très probable qu'à partir du moment où les hommes ont inventé l'agriculture et l'élevage, ils se sont rendu compte que la croissance des plantes correspondait à un cycle annuel. A partir de là, ils ont déterminé des dates particulières dans ce cycle infini. Le temps du calendrier amazigh est en effet un temps cosmique, uniquement rythmé par les saisons
Il est assez admirable que les anciens Imazighen aient trouvé la date du solstice d’hiver avec une bonne précision. En effet, dans les jours qui précédent et suivent cette date, la différence de durée entre le jour et la nuit est inférieure à la minute. De plus si on suit l’ancien calendrier selon les années, par suite de légères variations de la terre sur son orbite le solstice d’hiver peut effectivement ne pas avoir lieu le 12 janvier, mais le 13 janvier, ce qu’a gardé la tradition.
Yennayer correspond aussi à la fin du de la saison froide. Cette période s'étend, en Afrique du Nord, du 13 décembre au 22 janvier. C'est le début de la dernière décade de cette période, et le fait que l'on compte en décade est un emprunt au calendrier romain. Les Romains comptaient les jours par dix, et non en semaines (1).
En tant que début de l’année, Yennayer est la fête de la fécondité de la nature. C'est une prière à la terre et à ses génies. Si l'homme cultive la terre, il sait que les éléments, tels la pluie ou la sécheresse peuvent soit permettre des récoltes exceptionnelles, soit entraîner des catastrophes. Honorer par une fête la terre nourricière, c'est à la fois la remercier pour sa prodigalité, et lui adresser une supplique pour qu'elle continue à être prodigue.
Tous les rites associés à Yennayer vont dans ce sens.
Pour nourrir les hommes, plantes et animaux doivent d'abord croître et se reproduire. Ensuite les hommes prélèveront leur part. Aussi, les mariages aux environs de la période de Yennayer étaient inconcevables. C'est pour cette raison que dans la société traditionnelle, ils n’avaient lieu qu’en été, après les récoltes.
Dans certaines régions, c’est à partir de cette date que l’on laboure et que l’on sème (Aurès, Maroc).En Kabylie les semailles ont été faites avant l’hiver(2).
Rites et coutumes associés à Yennayer.
Quand arrive Yennayer, toute tâche entreprise dans l’année précédente doit être terminée puisque c'est la fin d'un cycle. C’est notamment le cas du tissage fait par les femmes en Kabylie et dans les Aurès. En Kabylie les tapis et burnous doivent être terminés et, dans les Aurès, le hembel (tapis en poil de chèvre ou de chameaux) et la kachabia (manteau chaouia). Le travail des femmes est associé à la terre, mère nourricière. La femme est l'interlocutrice entre les humains et les génies de la terre. Terminer ses travaux, c'est à la fois clore l'année précédente et préparer la nouvelle année. C’est aussi s’assurer que l’équilibre entre le monde des esprits et celui des humains est respecté.
Suivant les régions Yennayer est fêté de différentes manières(3) :
Les femmes parent la maison de végétaux. On invite les enfants à cueillir les premières fleurs sauvages afin d’en faire des bouquets. En Kabylie on dispose sur le toit des maisons des rameaux de genêts. Cette plante est réputée pour éloigner les mauvais esprits.
On remplace dans la maison tout ce qui est vieux et usé. On change les pierres du foyer (kanun). On repeint les murs à la chaux, ce qui a l’avantage d’éloigner les insectes nuisibles. Comme Yennayer correspond au retour de la saison clémente, le feu ne salira pas par sa suie les murs de la maison. On en profite, si nécessaire, pour réparer la toiture et les murs.
C’est à cette date que les hommes décident de participer à une touiza, opération d’entraide entre les habitants pour la construction d’une maison ou d’une étable. On commence les travaux à cette période afin de s’assurer que la prospérité et l’abondance y régneront.
Les femmes nettoient de fond en comble la maison. La literie fait l’objet d’une attention particulière, ainsi que les vêtements. Une propreté impeccable est de rigueur. Les hommes sont exclus de la maison pendant tous les préparatifs (nettoyage de la maison, préparation du repas). Ceci correspond au fait que les femmes, qui intercèdent avec les esprits, purifient la maison par leurs actions. Les hommes, étrangers à cette médiation, pourraient perturber cette purification spirituelle par leur présence.
Si on en a les moyens, c’est à ce moment que l’on achète de nouveaux ustensiles de cuisines. Puisque les ustensiles de cuisine servent à la préparation de la nourriture, en acquérir de nouveaux est présage d’abondance. Par le passé, c’était aux hommes de faire le marché et d’acheter ces ustensiles.
C’est aussi à cette date que l’on fait la première coupe de cheveux de l’année. Ceci est valable pour les nouveaux né : on ne coupe pas les cheveux d’un bébé né dans l’année avant cette date, puisque ce serait un mauvais présage pour sa croissance et sa santé. En ce qui concerne les enfants et adultes, c’est aussi le moment de se couper les cheveux pour la première fois dans l’année. Entretenir sa chevelure est un gage de propreté, qui montre que concrètement Yennayer est une fête de purification. On dit aussi, concernant la coupe de cheveux des garçons, qu'il est comme l'arbre. Cette coupe de cheveux lui permettra de mieux croître, tout comme l'arbre taillé pousse avec plus de vigueur. Dans l'ancienne société on pensait que cette coupe de cheveux éloignait les mauvais esprits puisque ceux-ci étaient réputés se fixer dans les cheveux. Cette coutume n’est pas fausse : les poux adorent les cheveux, et une coupe courte est une mesure prophylactique efficace contre ces parasites.
On achète des nouveaux vêtements pour les enfants. Il est important que pour cette fête, ils soient correctement vêtus, et plus particulièrement les jeunes filles.
En Tunisie Yennayer est connu sous le nom de "aïd essaba" la fête de l'abondance 12 et 13 janvier. On le célèbre à Djerba, une des rares communautés tunisiennes qui a gardé la tradition amazighe. Des mets spécifiques sont préparés pour cette fête. C'est le jour ou on reçoit la famille et les amis. Elle est rattachée à la naissance du Prophète Mohammed.
La fête de Yennayer est aussi l'objet d'interdits. Il ne faut pas balayer dans la maison ce jour là, pour ne pas effrayer les esprits bénéfiques qui voudraient élire domicile dans la maison. Il ne faut pas sortir les braises du feu, ce qui aurait pour effet de chasser les bons esprits déjà installés dans la maison, et qui comme les humains, viennent se chauffer et se nourrir autour du kanun. Il faut s'abstenir de parler de la misère, de la sécheresse, de la faim... De tels propos pourraient attirer ces calamités pour l'année à venir.
Yennayer c’est aussi le repas. Il marque la fin d'une période difficile, pendant laquelle il a fallu se priver. Le but de cette fête est d'attirer l'abondance pour la saison à venir et pour cela il faut manger correctement. Le couscous fait donc l’objet de préparations spécifiques. On prépare aussi à cette occasion d’autres mets spécifiques.
Dans certaines régions, on commence la célébration par un bouillon uniquement garni de légumes qui est servi dans les jours qui précédent la fête. On prépare notamment au Maroc un couscous spécial dit « aux sept légumes » sans viande.
Le jour de Yennayer, le repas doit être copieux, dans l’espoir que l’année sera abondante. Tout le monde doit manger à satiété. Dans les Aurès on dit à un enfant qui refuse de manger que l'ogresse des montagnes va venir le chercher pour lui remplir le ventre de foin. En Kabylie, la viande servie est exclusivement celle du coq. Celui-ci doit être égorgé, en signe de sacrifice. Un grand repas commun a lieu dans chaque village. Chacun amène son coq. Si on est riche, on en amène plusieurs. Leur viande servira à nourrir ceux qui n’ont pas les moyens d’en amener un, mais qui bien entendu, sont de la fête, et pour l'occasion auront de la viande. Plus rarement on égorge un mouton. Dans les Aurès cette pratique est assez courante, mais elle est exclue en Kabylie. En ce qui concerne les légumes, en Kabylie on prépare une garniture spécifique, à base de choux et des délicieux haricots kabyles, une fève au goût très doux. Le couscous ne doit pas comporter de condiments trop forts. S’il est évidemment d’usage de l’agrémenter avec du piment vert, connu pour être particulièrement fort, celui-ci ne doit être qu’utilisé qu’en petite quantité. Une nourriture trop épicée pourrait attirer, selon les croyances, le feu sur les récoltes à venir ou la sécheresse.
Yennayer est aussi la fête des enfants. On prépare pour eux de délicieux beignets. Dans maintes régions a lieu un carnaval. Par le passé, en Kabylie, les enfants se grimaient et allaient frapper aux portes des maisons. On leur donnait des friandises : beignets, fruits, gâteaux et bonbons.
Le midi, on mange en famille. Le souper est un grand repas communautaire qui regroupe tout le village (Aurès). En cas de çof opposés dans un village(Kabylie), chaque çof mangeait et fêtait séparément, pour éviter les conflits entre fractions, qui ne doivent pas se manifester ce jour là.
Partout on garnit les tables de fruits secs, dont des dattes.
Dans le passé, on mettait un peu de nourriture dans le métier à tisser (azzeta), dans la meule (Thisirth) et dans le foyer (Kanoun). Par ce don il s'agissait de nourrir les esprits bénéfiques.
Dans les Aurès on prépare certains plats spécifiques : le cherchem, à base de blé bouilli, la chekhchoukha, plat à base de galette écrasée arrosée de sauce préparée avec de la viande et des légumes et l’Kila, semoule agrémentée de viande séchée qui est connue en Kabylie sous le nom de Berkouk. Ces plats sont très longs à préparer.
Un peu partout, on prépare aussi d'autres mets tel uftiyen (soupe préparée à partir de pois chiches, de fèves et de pois cassés), de la talabagat (viande hachée), accompagnés d'un aghaghe (jus de légumes), de tagalla (pain), et de tighrifin (crêpes).
Après le repas, c’est le moment des jeux de société traditionnels. Le soir, on raconte aux enfants des contes, et surtout ceux de Thamza n’Oudhrer, l’ogresse de la montagne (Aurès), connut en Kabylie sous le nom de Tériel(4).
La légende de la vieille dame.
Il existe des légendes associées à Yennayer. La plus connue est l'histoire d'une vieille femme (laadjouza) qui, sortant un jour de soleil et croyant l'hiver passé, s'est moquée de lui. L'hiver, furieux, demanda à Furar, premier mois du printemps, de lui prêter deux jours pour se venger. Il envoya un violent orage qui, selon certaines versions, a emporté la vieille femme dans les flots, ou, selon d'autres, l'a transformée en une statue de pierre. C'est ainsi que le mois de Yennayer s'est prolongé jusqu'au 11 février alors qu'il devait s'arrêter le 9 février. Cette légende semble dire qu'il ne faut pas se moquer du cycle des saisons. Une autre interprétation vient de la nature même de l'hiver, selon les anciennes croyances. C'est durant cette saison que les esprits fécondent la terre en repos. Aussi les moqueries de la vieille femme pourraient être interprétées comme un manque de respect aux puissances naturelles, d'autant que la femme est une médiatrice de celles-ci.
Cette fête est célébrée partout par les Imazighen, que ce soit dans leur pays d’origine (Maroc, Algérie, îles Canaries) ou parmi la diaspora (France, Canada… ). Les Touaregs de l’Ahaggar la célèbre également encore aujourd'hui.
Malgré son importance, elle n’est malheureusement pas un jour férié officiel en Algérie et au Maroc. En Kabylie, la population s’octroie elle-même un jour de congé par une grève générale. Chaque année, elle donne lieu à d’importantes fêtes dans les Aurès, mais aussi au Maroc et aux îles Canaries. En France, en Belgique, au Canada, la plupart des associations de culture amazighe la célèbre.
Pour les Imazighen, célébrer Yennayer, c'est montrer leur revendication identitaire. Ceci explique son renouveau, parce que trop longtemps, cette fête s'est retrouvée reléguée comme un folklore local. Son sens profond s'adresse, par delà les Imazighen, à toute l'humanité. Fête du renouveau, c'est aussi une fête de la fraternité, et qui n'est pas amazigh est accueilli chaleureusement. Dans le repas commun, et dans ce jour d'amitié, chacun peut retrouver un climat particulier, marqué par la tolérance et le respect de l'autre, sans différence de classe sociale. Fêter la terre nourricière est ouvert à tous, puisque universel, tout simplement.
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(1) Les Romains divisaient le mois en trois décades, ce qui donne des mois de trente jours. Comme douze fois tente jours ne donne que 360 jours alors que l'année en compte 365 et un quart. Les Romains pour compenser la différence, avait inventé un systéme d'ajout de cinq jours dans l'année (les Id de mars).
(2) En Kabylie les labours et les semailles s'effectuent à Amenzu n tyerza, 17 Ktuber (29 octobre) qui est une autre porte de l'année.
(3) Dans la liste des traditions que nous mentionnons, nous ne pouvons préciser celles qui subsistent et celles qui se sont perdues. Mais à notre connaissance, la plupart de ces rituels continuent à être celébrés.
(4) Il faudrait s'interroger sur ce que symbolise l'ogresse des montagnes, en l'occurrence la femme hors de l'ordre masculin. La fête de la terre nouricière est aussi mise sous l'ordre masculin.
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