12 juin 2006
Les moines de Tibhirine, témoins de la non-violence
Colloque "Vivre l'Evangile d'abord"
XXème anniversaire de la mort de Guy-Marie Riobé
Orléans - 28-29 novembre 1998
Peu de temps après l'assassinat des moines de Tibhirine, Henri Teissier, archevêque d'Alger, reprenait à son compte cette phrase de Gilles Nicolas, le curé de la ville de Médéa, l'un des plus proches compagnons des moines : "La violence que nos frères ont toujours récusée, au milieu de ce monde où elle semble régner sans partage, ils l'ont vaincue et, nous le croyons, cette victoire de la non-violence sur la violence, elle sera reconnue, un jour par un grand nombre[1]." Mais alors, si la vie et la mort des sept moines de Tibhirine constituent en effet une "victoire de la non-violence sur la violence" et si cette lecture de l'événement doit être "reconnue par un grand nombre", il importe de le faire savoir à ce grand nombre. Certes, sur le moment, les médias ont donné une grande place à l'événement. Elles l'ont fait connaître, mais il n'est pas sûr qu'elles l'aient fait comprendre. Le grand risque, c'est que l'événement ait été vécu seulement sur le registre de l'émotion et non sur celui de la pensée. L'émotion est non seulement légitime, mais elle est noble. Elle ne saurait cependant se suffire à elle-même et elle ne dure jamais longtemps. Pour l'avenir, le risque, c'est qu'on s'en tienne à exalter la grandeur spirituelle du sacrifice de ces moines qui avaient déjà donné leur vie à Dieu et aux hommes en consacrant leur existence à la prière silencieuse, sans vouloir entendre la parole évangélique qu'ils ont délivrée et qui remet radicalement en cause les discours que nous élaborons bien à l'abri des sécurités idéologiques occidentales.
"Un Noël assez particulier"
En octobre 1993, le GIA (Groupe islamique armé) fait savoir qu'à la date du 1er décembre 1993, tous les étrangers doivent avoir quitté l'Algérie, sinon ils seront mis à mort. Très vite, quatre Européens, dont un Français, sont assassinés. Le 14 décembre 1993, douze chrétiens de nationalité croate sont égorgés à l'arme blanche par un groupe islamiste dans le village de Tamesguida qui se trouve à quelques kilomètres seulement du monastère de Tibhirine. Les moines connaissaient ces hommes qui venaient au monastère les nuits de Noël et de Pâques. "Impossible, diront alors Christian et ses frères, d'ignorer ce qui s'est passé. Impossible également de ne pas nous sentir plus directement exposés. Mais si nous nous taisons, les pierres de l'oued encore baignées de leur sang sauvagement répandu hurleront la nuit[2]."
Dans la soirée du 24 décembre 1993, vers 19H 15, alors même qu'ils s'apprêtent à fêter Noël, les moines reçoivent la "visite" d'un groupe de six islamistes armés. Au cours d'une causerie faite à Alger le 8 mars 1996 - quelques jours avant son enlèvement -, Christian raconte cette visite des "frères de la montagne" au monastère. Pendant que trois hommes armés restent à l'extérieur, trois autres font irruption à l'hôtellerie et demandent à voir "le pape du lieu". Christian arrive et se trouve face à face avec Sayah Attia, celui-là même qui porte la responsabilité de l'assassinat des Croates. "Il venait demander des choses précises, raconte Christian, et il était armé, poignard et pistolet mitrailleur. Il a accepté de commencer par sortir de la maison, car je ne voulais pas parler avec quelqu'un en armes dans une maison qui a vocation de paix. Le fait qu'il soit sorti a fait que nous nous sommes retrouvés dehors et, à mes yeux, il était désarmé. Nous avons été visage en face de visage. A partir de ce moment-là, il a présenté ses trois exigences*, mais j'ai été capable de dire trois fois "non", ou pas comme ça. Il a bien dit : "Vous n'avez pas le choix". "Si, j'ai le choix." Non seulement parce que j'étais le gardien de mes frères, mais aussi parce que j'étais le gardien de ce frère-là qui était en face de moi et qui pouvait pouvoir découvrir en lui autre chose que ce qu'il était devenu. Et c'est un peu cela qui s'est révélé dans la mesure où il a fait l'effort de comprendre. (...) Je lui ai dit : "Nous sommes en train de nous préparer à célébrer Noël et Noël, pour nous, c'est la naissance du Prince de la Paix et vous venez comme ça, en armes". Il m'a répondu : "Excusez-moi, je ne savais pas."" Sayah Attia accepte alors de partir tout en annonçant qu'il reviendra. Il demande un mot de passe pour lui ou son envoyé. Devant l'hésitation de Christian, il dit : "Ce sera : "Monsieur Christian"."
Pendant tout le temps que durera la visite de leurs "frères de la montagne", les moines ont le sentiment que l'heure de leur mort est arrivée. "Nous ne savions trop que penser, dira plus tard Jean-Pierre. Ou plutôt, sans se l'avouer, chacun devait penser : "C'est maintenant notre tour."[3]" Les moines prennent très au sérieux la promesse de revenir faite par Sayah Attia. Mais celui-ci ne reviendra pas, ni pour menacer les moines, "ni pour obliger les jeunes du voisinage à les rejoindre, ni tuer en embuscade sur la route de Tibhirine[4]". Quelques mois plus tard, il sera mortellement blessé par l'armée et il agonisera pendant neuf jours à quelques kilomètres du monastère sans demander à ses hommes de faire appel au moine médecin. "Deux hommes d'horizons totalement différents, estime Dom Étienne Baudry, Père Abbé de Bellefontaine, s'étaient mesurés, s'étaient trouvés[5]."
Cet événement a été vécu par Christian avec une intensité extrême. Il eut probablement sur son cheminement spirituel une influence décisive. Cette fois, son visage et ses mains désarmés ont désarmé ses visiteurs armés. C'est sans aucun doute à cette expérience du 24 décembre 1993 qu'il se réfère lorsque, dans son homélie du 11 février 1996, il dit : "Expérience vécue qu'en se présentant les mains nues au meurtrier désarmé, il est possible de le désarmer... non seulement en lui donnant de voir de près ce visage d'un frère en humanité qu'il menaçait de mort, mais aussi en lui laissant sa meilleure chance de révéler quelque chose de son propre visage caché "dans les profondeurs de Dieu[6]"."
A plusieurs reprises, Christian a cru devoir affirmer clairement qu'en aucun cas il ne saurait vouloir mourir de la main d'un Algérien. Non pas parce qu'il avait peur de mourir, car il avait appris à dompter cette peur-là. Mais parce qu'il avait peur qu'un autre homme commette un meurtre. "C'est très clair, affirmait-il, nous ne pouvons pas souhaiter cette mort. Non pas parce que nous en avons peur seulement, mais parce que nous ne pouvons pas souhaiter une gloire qui serait acquise au prix d'un meurtre, qui ferait de celui à qui je la dois un meurtrier. Dieu ne peut pas permettre cela. "Tu ne commettras pas de meurtre". Ce commandement tombe sur mon frère et je dois tout faire pour l'aimer assez pour le détourner de ce qu'il aurait envie de commettre. Je les aime assez, tous les Algériens, pour ne pas vouloir qu'un seul d'entre eux soit le Caïn de son frère. Mais, d'avance, je confie celui qui, dans sa liberté mal éclairée, deviendrait meurtrier à la miséricorde du Père. Et si c'est à moi qu'il s'en prend, je voudrais pouvoir dire qu'il ne savait pas ce qu'il faisait, lui donner toutes les circonstances atténuantes[7]."
Ainsi Christian se veut-il responsable de l'autre homme jusqu'à se sentir responsable du meurtre qu'il pourrait commettre. Ce qu'il en vient à redouter le plus dans sa propre mort, c'est que l'autre devienne coupable d'un meurtre. Parce qu'il est le gardien de son frère, ce dont il a peur pour l'autre, ce n'est pas seulement qu'il puisse mourir, mais c'est aussi qu'il puisse tuer.
"Tu ne commettras pas de meurtre"
Le thème principal de la causerie de Christian du 8 mars 1996 est le précepte évangélique : "Tu ne commettras pas de meurtre". Il rappelle que lorsque le jeune homme riche demande à Jésus ce qu'il doit faire de bon pour posséder la vie éternelle, Jésus met le commandement "Tu ne tueras pas" au premier rang de ceux qu'il doit observer pour "entrer dans la vie[8]". Ainsi, souligne Christian, l'impératif "Tu ne tueras pas" est-il le premier des commandements adressés à ceux qui veulent aimer Dieu et leur prochain, alors même que dans le Décalogue il n'est pas le premier.
Revenant sur la visite des "frères de la montagne" au monastère dans la nuit du 24 au 25 décembre 1993, Christian avoue qu'il a eu le sentiment de frôler la mort : "J'ai mis du temps, dira-t-il, pour revenir de ma propre mort. Il faut quinze jours, trois semaines, pour revenir de ce moment où on a accepté que tout soit fini[9]." Après le départ de leurs visiteurs, les moines doivent continuer à vivre : "Nous avons continué en nous disant : on tient encore aujourd'hui, et puis demain, et puis après-demain... Notre évêque nous y a aidés. Il a fallu nous laisser désarmer et renoncer à cette attitude de violence qui aurait été de réagir à une provocation par un durcissement[10]." Christian se souvient alors du commandement de Jésus : "Aimez vos ennemis et priez pour ceux qui vous persécutent" et il se demande quelle prière il peut faire pour le responsable du groupe armé dont la menace continue à peser sur lui et ses frères : "Je ne peux pas demander au bon Dieu : "Tue-le"... Pas possible ! Alors ma prière est venue : "Désarme-le, désarme les." Ça, j'ai le droit de le demander. Et puis après, je me suis dit : "Est-ce que j'ai le droit de demander : "Désarme-le.", si je ne commence pas par dire : "Désarme-moi et désarme-nous en communauté." Et, en fait, oui, c'est ma prière quotidienne, je vous la confie tout simplement; tous les soirs, je dis : "Désarme moi, désarme nous, désarme les[11]."
Par cette prière, Christian définit ce que j'appellerai l'exigence évangélique de désarmement qui se trouve au coeur même de la spiritualité chrétienne. En formulant cette exigence, Christian ne radicalise pas l'Évangile, mais il exprime le radicalisme même de l'Évangile. A travers cette spiritualité du désarmement, qui n'est autre que la spiritualié de la non-violence, Christian donne de Dieu ce témoignage essentiel : Le Dieu de l'Évangile est un Dieu désarmé qui invite l'homme à se désarmer pour pouvoir désarmer l'autre homme.
Ainsi Christian, en voulant se désarmer lui-même reconnaît qu'il est lui-même armé. Il a donc conscience que lui-même n'est pas innocent de toute violence. Il ne se présente pas comme étant pur de toute complicité avec les violences qui mutilent et meurtrissent les hommes partout dans le monde. Il sait que lui-même, comme tout individu, est enserré dans un faisceau de responsabilités qui font de lui un "collaborateur". Il a une vive conscience de "la complicité sournoise que la violence trouve en chacun de nous[12]". "Ma vie, écrit-il dans son testament spirituel, n'a pas plus de prix qu'une autre. Elle n'en a pas moins non plus. En tout cas, elle n'a pas l'innocence de l'enfance. J'ai suffisamment vécu pour me savoir complice du mal qui semble, hélas, prévaloir dans le monde, et même de celui-là qui me frapperait aveuglément."
"Ce qui est interdit, c'est de tuer..."
Dans cette même causerie du 8 mars 1996, Christian évoque également la visite qu'un autre groupe armé fit au monastère en septembre 1994. Cette visite avait été relatée en ces termes dans la lettre circulaire de la communauté de décembre 1994 : "Cette fois-ci, les "frères de la montagne" voulaient utiliser notre téléphone. Nous avons prétexté que nous étions sur écoute... puis fait valoir la contradiction entre notre état et une quelconque complicité avec tout ce qui pourrait attenter à la vie d'autrui. Ils nous ont donné des assurances, mais la menace était là, armée bien sûr... Ils ont donc téléphoné. Hors de la maison, grâce au téléphone portatif. Nous avons eu le temps de nous dire bien des choses, à visage découvert, et désarmé ! Ensuite, en communauté, il nous a fallu envisager une récidive. Nous avons décidé qu'en ce cas on renoncerait, dès le lendemain, à l'usage téléphonique. Ils seraient évidemment prévenus[13]." En prenant cette décision, les moines mettent en pratique le principe de non-coopération qui est l'un des principaux fondements de la stratégie de l'action non-violente.
Dans sa causerie, Christian apporte les précisions suivantes : "Pendant tout le temps qu'ils essayaient d'atteindre leur correspondant, difficilement à cause de l'orage, on s'est dit beaucoup de choses. Robert*, qui était un petit peu tendu et qui fume beaucoup, a demandé à un moment la permission de fumer. Alors le grand chef a dit : "Ça, c'est haram, c'est interdit". Et il a commencé à développer pourquoi c'était interdit : le prophète l'avait interdit, etc. etc. Alors, au bout du compte, je lui ai dit : "Écoutez, si vous me montrez un seul texte du Hadith ou du Coran qui interdise la cigarette, je vous croirai, mais je peux vous certifier que ça n'est pas écrit. Simplement vous faites parler le bon Dieu. Nous sommes nombreux à faire parler le bon Dieu, mais là ce n'est pas écrit." Silence... Et puis, trois minutes après, Robert, tranquillement, craque son allumette, allume sa cigarette et il dit :"Ce qui est haram, c'est de tuer l'autre." En fait, tout l'Évangile était dit. J'ai eu le sentiment qu'à ce moment-là tout l'Évangile était dit. Cela a entraîné une discussions, mais..."
Jésus a désarmé Dieu
Christian situe explicitement le christianisme dans le dynamisme de la non-violence : "Dans la Passion de Jésus, affirme-t-il le 1er avril 1994 dans sa prédication du vendredi saint, il faut bien reconnaître, comme nous y invitait dimanche Frère Christophe, le témoignage, le "martyre" de la non-violence : une revanche d'un Dieu aux mains nues, clouées mêmes[14]."
Guy Riobé a, lui aussi, exprimé de manière radicale sa conviction que la vie et la mort de Jésus, c'est-à-dire tout l'Évangile, devaient être regardées et comprises comme un témoignage de non-violence : "Le Christ, affirmait l'évêque d'Orléans un an avant sa mort, a été vraiment le sommet de la non-violence. La non-violence est le sommet de l'Évangile. (...) Personne ne peut nier que la ligne de fond de tout l'Évangile, à commencer par les Béatitudes jusqu'à la Croix, c'est une attitude de non-violence[15]." Certes, ces affirmations de Guy Riobé peuvent apparaître par trop radicales, mais, ne nous y trompons pas, elles ne font qu'exprimer le radicalisme de l'Évangile et sans ce radicalisme, il n'y a plus d'Évangile.
Ainsi, l'une des questions théologiques les plus fondamentales revient en définitive à une question d'orthographe : comment écrivons-nous "le Dieu dézarmé". Trop souvent les religions ont écrit le "dieu des armées" avec une faute d'ortographe, c'est-à-dire en trois mots. Le vrai Dieu ne peut être que le "Dieu désarmé" en deux mots. Jésus a désarmé Dieu - plus exactement, il a désarmé les images que l'homme s'est faites de Dieu en l'imaginant à sa propre ressemblance. Jésus a désarmé tous les dieux des armées. Il a renversé les dieux tout-puissants de leur trône et il a témoigné de l'humilité de Dieu, de sa discrétion, de sa courtoisie, de sa non-violence.
Force est de reconnaître que la venue en Algérie des premiers moines trappistes se trouvait davantage sous le signe du dieu des armées que sous le signe du Dieu désarmé. "Ils étaient aussi nos frères, dira bien plus tard Christian, ces moines qui arrivaient en Algérie, il y a tout juste 150 ans, et qui pensaient qu'il leur suffirait pour se faire comprendre, et peut-être convertir, d'ajouter la croix à la devise du colonisateur "Ense et aratro". Cela devint, sur le blason de Staoueli "Ense, cruce et aratro" (Par l'épée, la croix et la charrue). Non ! la gloire de la croix n'a rien à voir à celle de l'épée[16]..." Ainsi le contraste est-il saisissant entre la signification de la venue des premiers moines trappistes en Algérie et celle de la présence de Christian et de ses frères. Ce contraste permet de mettre en perspective une évolution qui exprime une conversion radicale à l'Évangile des Béatitudes.
Gandhi osait dire "le seul moyen de connaître Dieu est la non-violence[17]". Si nous prenons Gandhi au mot, force nous est alors de reconnaître que les grandes religions instituées, parce qu'elles ont largement méconnu la non-violence, ont largement méconnu Dieu. Cela est vrai tout particulièrement des trois religions monothéistes, le judaïsme, le christianisme et l'islam, qui ont élaborées des doctrines de la violence légitime et de la guerre juste dans l'ignorance de l'exigence de non-violence. Pire que cela, en de nombreuses circonstances, elles sont venues sacraliser la violence en lui apportant la caution de leur Dieu.
Je dois avouer que j'ai très peur que le dialogue interreligieux se fourvoie dans un oecuménisme de complaisance mutuelle dans lequel la question essentielle, centrale, de la violence se trouve occultée. Plutôt que de vouloir prétendre qu'elles sont toutes des religions de paix, il y aurait de la part des religions davantage de courage spirituel et d'honnêteté intellectuelle à reconnaître qu'elles ont toutes été aussi des religions de guerre, je dis bien aussi des religions de guerre et vous aurez remarqué la mesure de mon propos. Et cela les oblige, non seulement à reconnaître leurs fautes, mais surtout à reconnaître leurs erreurs. Or, il est beaucoup plus difficile pour une religion de reconnaître ses erreurs que ses fautes. Car celles-ci ne mettent en cause que les hommes, alors que celles-là mettent directement en cause les religions elles-mêmes. Il est nécessaire et il est bon de se repentir de ses fautes, mais il est plus important encore de reconnaître que ces fautes ont été provoquées et justifiées par des erreurs, des erreurs de doctrine, des erreurs de pensée, et que la seule manière de se repentir de ses erreurs, c'est de les corriger.
La non-violence, il ne faut pas la considérer comme la simple application du précepte moral qui enseigne l'amour des ennemis, elle est le principe même de la vie chrétienne. Et cela signifie que le christianisme ne peut pas être pensé en dehors de l'espace intellectuel et spirituel ouvert par le choix de la non-violence.
Il m'arrive d'être tenté par la colère et le désespoir lorsque je constate l'incapacité des grandes religions - et particulièrement des religions chrétiennes - à comprendre les enjeux spirituels et politiques de la non-violence dans un monde si gravement malade de la violence qu'il risque d'en mourir. Si les religions, qui prétendent exprimer la part spirituelle de l'homme, ne sont pas au premier rang sur le front de la résistance à la violence qui mutile et tue l'homme, je ne vois pas de raison pour que l'histoire ne reste pas indéfiniment ce qu'elle est, c'est-à-dire l'histoire des guerres et des massacres.
Il me semble que la violence, qui se trouve inscrite au coeur même de l'existence et de l'histoire des hommes, nous lance un formidable défi. Ce défi n'est pas seulement politique, il n'est pas d'abord politique; il n'est pas seulement éthique, il n'est pas d'abord éthique. Il est d'abord spirituel. Au-delà de la question du bien et du mal, la violence pose la question du sens et du non-sens. L'extrême tragique de la violence que l'homme fait subir à l'autre homme, c'est qu'elle met en cause le sens même de notre existence et de notre histoire. Si la violence est une fatalité, alors notre existence et notre histoire sont privées de sens. La violence, c'est la négation de la transcendance qui donne sens à notre existence et à notre histoire. Pierre Claverie dessinait clairement le chemin abrupt sur lequel l'homme devait s'engager pour ne pas désespérer, lorsqu'il affirmait en décembre 1994 : "Paix et joie ne prennent de sens que dans la résistance concrète et quotidienne à la violence, à la fatalité, à la résignation, et dans le don réel de nous-mêmes pour maintenir l'espérance[18]." Nous sommes mis ainsi au défi de déraciner la violence par une pensée, une attitude et un engagement qui s'enracinent dans la transcendance. A cet égard, l'événement que constituent la vie et la mort des sept moines et de Pierre Claverie, me semble exceptionnel. Dans l'obscurité de ce monde livré à la violence, il constitue pour moi un signe de lumière que j'avais la faiblesse de ne plus oser espérer.
La transcendance de l'homme, c'est de craindre le meurtre plus que la mort. La non-violence est un risque, mais c'est précisément ce risque qui donne un sens à la vie et à la mort de l'homme. La transcendance de l'homme, c'est cette possibilité de prendre librement le risque de mourir pour ne pas tuer, plutôt que de prendre le risque de tuer pour ne pas mourir. A mes yeux, c'est ce risque-là que les moines de Tibhirine ont pris en toute connaissance de cause, non pas parce qu'ils avaient le goût du martyre, mais parce qu'ils avaient le goût de la liberté. Car l'amour les avait rendu libres.
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[1] Sept vies pour Dieu et l'Algérie, op.cit., p. 219.
[2] La Croix, 24 février 1994.
* Jean-Pierre précisera ainsi les trois exigences de Sayah Attia :
"1. "Vous êtes riches, il faudra accepter de nous donner de l'argent lorsque nous le demanderons."
2. Que le docteur vienne soigner nos blessés ou nos malades.
3. Que vous nous donniez des médicaments. Vous êtes religieux, il faut que vous nous aidiez dans notre combat pour mettre en place un gouvernement islamique. Il vous faut exécuter ce que nous vous demandons; vous n'avez pas le choix. Christian répondit : "Nous ne sommes pas riches. Nous travaillons pour gagner notre pain quotidien. Nous aidons les pauvres. Quant à envoyer Frère Luc dans la montagne, ce n'est pas possible vu son grand âge et surtout son asthme. Il pourra soigner les malades ou les blessés qui viendront au dispensaire; là, pas de problème, il soigne indifféremment tous ceux qui en ont besoin et ne s'inquiète pas de leur identité. Quant aux médicaments, il donne le nécessaire à chaque malade." (Cité par Bernardo Olivera, Jusqu'où suivre ? les martyrs de l'Atlas, Paris Le Cerf- Parole et silence, 1997, p. 68.)
[3] Ibid., p. 66.
[4] Frère Amédée, cité par Bernardo Olivera, Jusqu'où suivre ? les martyrs de l'Atlas, op.cit., p. 77.
[5] Cité par Mireille Duteil, Les martyrs de Tibhirine, op.cit., p. 103.
[6] La Croix, 21 mai 1997.
[7] Causerie donnée à Alger le 8 mars 1996.
[8] Évangile selon Matthieu, 19, 16s.
[9] Causerie du 8 mars 1996.
[10] Christian de Chergé, L'invincible espérance, op.cit., p. 298.
[11] Causerie du 8 mars 1996.
[12] Prédication du vendredi saint 1er avril 1994, La Croix, 23-24 mars 1997.
[13] Sept vies pour Dieu et l'Algérie, op.cit., p. 142-143.
[14] La Croix, 23-24 mars 1997.
[15] Guy Riobé, Cité par Jean-Marie Muller, Guy Riobé, Jacques Gaillot, Portraits croisés, Paris, Desclée de Brouwer, 1996, p. 13.
[16] Homélie du frère Christian, le 14 septembre 1993 pour la fête de la Croix glorieuse, Sept vies pour Dieu et l'Algérie, op.cit., p. 106.
[17] Cité par Jean Herbert, Ce que Gandhi a vraiment dit, Paris, Stock, 1969, p. 79.
[18] Pierre Claverie, Lettres et messages d'Algérie, Paris, Karthala, 1996, p. 168.